José, debout parmi les herbes,
tu agites auprès de l’auvent
tes mains tannées par le soleil,
tes bras noueux de paysan
pour mettre en gerbes délicates
les fleurs qui rêvent dans ton champ.
Aux épis roses des acanthes
tu mêles l’aconit géant,
les grands bouquets de campanules
et l’alysse aux pétales blancs,
le dahlia au regard d’étoile
et le bégonia flamboyant.
Sous le parfum des giroflées
ton nez se plisse en respirant
et tes yeux noirs brillent plus fort,
frôlés de mémoire et de vent.
Dans le pré, Manuela, la chienne,
joyeuse quand tu la regardes,
malgré la patte qui lui manque
gambade auprès de tes deux gardes.
Mais qui pourrait croire, en voyant
tes chevilles nues, tes sandales,
ton blouson beige et ta casquette,
qui pourrait croire sans scandale
que c’est bien toi le Président
loin des ors de la capitale ?
À l’autre bout de la prairie,
près des vieux saules débonnaires,
penchée parmi les tiges hautes
des tulipes et des asters,
Lucía, fleur parmi les fleurs
dans sa robe, corolle claire,
oscille et coupe de sa serpe
d’autres soleils, d’autres œillets,
d’autres ancolies des jardins
pour que naissent d’autres bouquets.
Bientôt viendra la camionnette
qui emportera vers la ville
les brassées odoriférantes
d’asphodèle aux tiges graciles,
les arcs-en-ciel de vos récoltes
pour que dans tous les domiciles
chante encore un peu la campagne
jusques aux portes des usines.
Quand au fond du jardin tu vois
le puits qui offre sa boisson
aux centaurées et aux verveines
t’assaille soudain la vision
de cet autre puits où tu fus
enfermé, terrible prison,
par les soldats des dictateurs
jusqu’à en perdre la raison.
Le rouge sang des sauges braises
et des bégonias carminés
gicle soudain dans ta conscience
comme celui des torturés,
celui qui coulait de tes veines
et qui laissait dans ton gosier
un goût de sel et de folie.
Elles sont loin ces treize années
et parfois proches cependant.
Par quel miracle es-tu passé
de la violence du cachot
au luxe étrange et compassé
de ton palais de Président
où tu ne veux pas habiter,
préférant ta vieille maison
où tu peux boire ton maté
sans contrainte ni protocole
auprès d’un feu de cheminée
avec Lucía ta compagne,
ta complice de liberté,
la sénatrice mieux élue
sur cette terre d’Uruguay ?
Tupamaro ! Ce pourrait être
un nom de fleur, de fleur de sang,
un nom de volonté sauvage,
de feu, d’égalité, de vent,
le vieux nom de révolte indienne
de celui qui marche devant,
de Tupac Amaru l’Inca
qui resurgit du fond des temps.
Parmi les fleurs le souvenir
revient de vos luttes civiles
aux côtés des coupeurs de canne
qui marchaient, unis, vers la ville.
La cité de Pando aux mains
des camarades qui jubilent.
L’enlèvement des tortionnaires :
Dan Mitrione, Yankee vil,
agent sanglant du FBI,
finalement exécuté.
Bien sûr il te tourmente encore
le sang versé des deux côtés.
Mais quelle joie lorsque tu songes,
José, au long tunnel creusé
par où plus de cent prisonniers
s’échappent vers la liberté !
Quels souvenirs parmi les fleurs
t’animent. Mais aussi te hante
le sang versé des deux côtés.
Depuis tu marches sur la sente
étroite de la juste paix.
La révolution que tu vantes
est pacifique désormais.
Aujourd’hui c’est par l’élection
que les anciens Tupamaros
montrent la voie à la Nation
en combattant la pauvreté,
l’inégalité, l’oppression.
José, il te reste un regret,
c’est de n’avoir pas eu d’enfant.
Ta vie et celle de l’aimée
furent des vies de combattant.
Tu as tout donné à ce peuple
qui t’a choisi pour Président.
Avec ton rire malicieux,
tes sandales et tes bouquets,
ta petite ferme modeste,
le message que tu transmets
c’est celui de la décroissance,
d’un monde qui se satisfait
d’une sobriété heureuse.
Le plus pauvre des Présidents
refuse ses indemnités
qu’il offre pour loger les gens.
Sa fortune : une Coccinelle,
une auto de plus de vingt ans
et quand vient le froid de l’hiver,
quand du pôle souffle le vent,
les sans-abri se réfugient
au grand Palais du Résistant !
Pierre Thiollière, Garrigues, 12 novembre 2020