Maussade Mossadegh
exilé au cœur de ton pays,
le tyran te relègue
en prison
dans ta propre maison.
Le sol dur pour tapis
tu es prostré, assis,
tout ton corps écrasé sous le poids du destin,
le visage émacié,
enveloppé
dans ta longue couverture brune
dans le froid du matin
ou la nuit sous la lune,
l’âme chargée de ton passé interrompu,
de ce que tu voulais et que tu n’as pas pu,
une révolution révolue.
Qui n’as-tu pas frappé quand il aurait fallu ?
Tu restes assis, ployant les reins,
comme un fantôme brun
sur l’herbe rase de la steppe.
Qu’as-tu donc fait de tant de jours, de tant de nuits,
des souvenirs comme des guêpes,
longue colère et long ennui ?
Dans la chaleur du jour
lisais-tu les poèmes d’amour
de la jeune Forough Farrokhzad
qui mourra la même année que toi ?
Humais-tu, ô Mossadegh maussade,
au Jardin de Saadi le parfum des Roses ?
Écoutais-tu la voix
d’Hafez et ses ghazals comme des fleurs écloses ?
Suivais-tu le vol rêveur des Oiseaux d’Attar ?
Rêvais-tu de vin et d’amour avec Omar
Khayyam ou simplement
méditais-tu avec Rûmi sur le Coran ?
Non, je crois que toujours tournaient dans la tempête
inapaisée de ta lourde tête
les violences de tes années de durs combats
pour l’honneur de ton pays et pour le service
de ton peuple qu’un tyran abat,
un peuple malmené cabré sous les sévices.
Tu voudrais t’élancer dans la forêt de chênes
tel un guépard traqué fuyant le grand soleil
mais les gardes du Chah te surveillent.
Le corps écrasé sous ta couverture brune
tu rumines ta haine.
Les troupeaux de chèvres transhument
dans la montagne où tu ne peux marcher.
Les fourmilières humaines grouillent
où tu ne peux aller,
dans Tabriz, dans Chiraz, dans Ispahan,
dans Téhéran
et dans Bandar Abbas que le pétrole souille,
cet or noir pour lequel tu as lutté jadis
pour que ton peuple puisse
s’enrichir de cet or.
Tandis que tu t’endors
dans tes rêves anéantis,
sur les collines les parroties
déploient leurs bourgeons rouges
et les feuillages verts ont la couleur qui bouge
pour chanter la mouvante saison.
Parmi les ormes et les charmes
t’appellent les pompons roses des albizias
mais tu restes comme enchaîné, sans une larme,
auprès de ta maison.
Tu as beau feindre
tu jalouses les papillons, les oiseaux-mouches
qui butinent les fleurs d’acacia
que tu ne peux atteindre.
Une rage désespérée crispe ta bouche.
L’hiver descend
trop brusquement
et le chat de Pallas à l’épaisse fourrure
s’enroule dans sa queue pour dormir.
Tu t’enroules dans ta couverture
et l’hiver descend dans ton cœur
fatigué de souffrir.
En rêvant des jours de chaleur
le manul a fermé sa troisième paupière
pour se protéger des grands froids
et des vents de poussière.
Tes yeux aussi se ferment sur ton désarroi
mais les vents gris de la défaite
dansent encore sous ton crâne leurs tempêtes.
Comme un aigle de l’Elbourz aux ailes brisées
tu restes prostré dans ta couverture brune,
triste le jour sous les risées,
maussade sous la lune.
Pierre Thiollière, Garrigues, 10 février 2023